La température est certainement le facteur clé de la répartition des espèces animales et végétales. C’est la variable qui régit tout. Il n y a qu’à constater l’importance du réchauffement climatique, qui est le point de toutes les inquiétudes du moment. Ce constat est d’autant plus important pour les milieux aquatiques. En effet, la température joue un rôle sur la totalité du cycle de vie du poisson : reproduction, incubation des œufs, croissance, migrations, etc.
Les variations thermiques et leurs conséquences sur les espèces piscicoles
« Contrairement aux êtres humains, la température corporelle des poissons varie selon les températures extérieures », explique Damien Proner, ingénieur à la Fédération. « En hiver, leur métabolisme ralentit car les eaux sont plus froides (donc eux aussi). Il y a des poissons qui sont plus ou moins sensibles aux variations de la température. En Savoie, nous sommes d’autant plus concernés car l’un des poissons qui y est le plus sensible est la truite. »
On distingue les espèces « eurytherme » (qui acceptent bien les variations de température) des « sténothermes » (qui les supportent très mal). « La truite, par exemple, est un poisson sténotherme. » poursuit Damien. « Les cyprinidés sont eurythermes. C’est pour cela qu’ils s’adaptent bien mieux en plaine que les salmonidés. »
Chaque poisson dispose d’un « preferendum » de températures, c’est-à-dire d’un champ de températures favorables à sa vie, au-dessus et en-dessous duquel il n’est pas capable de survivre. Le preferendum de la truite s’étend d’environ 4°C à 20°C. En dehors de ces températures, le métabolisme du poisson change : il subit un fort stress, ne se nourrit plus, et va limiter ses déplacements pour ne pas dépenser d’énergie. A l’inverse, il peut aussi chercher à s’enfuir, ce qui peut également être la cause de sa mort. A noter que la température létale de la truite est de 25°C.
Reproduction et incubation : de fortes différences selon les cours d’eau
La durée d’émergence des œufs dépend également de la température. Pour la truite, il faut environ « 400°C jours ». C’est-à-dire que dans une eau à 5°C, les œufs prendront plus de temps à incuber que dans une eau à 10°C. On considère qu’au-delà de 180 jours d’incubation, les œufs ne survivent pas. A l’inverse, une incubation dans une eau trop chaude provoquera aussi la mort des œufs. A noter qu'il faut une baisse de température pour déclencher la reproduction de la truite.
« Dans le haut de l’Isère, on a mesuré des temps d’incubation de 220 jours (ce qui signifie que les œufs n’ont pas pu éclore) », continue Damien. « A l’inverse, les cours d’eau de la Combe de Savoie sont alimentés par la nappe souterraine, qui conserve une température constante, et sont alors très favorable pour la truite. Dans l’Aitelène par exemple, le temps d’incubation des œufs est de 87 jours. »
Le développement de maladies favorisé par des variations de thermie
Tout est régit par la température, et nécessite un équilibre au sein du milieu. L’alimentation et la croissance des poissons sont meilleures dans leur preferendum. Une eau chaude contient aussi moins d’oxygène qu’une eau froide. D’importantes variations de températures peuvent également favoriser l’apparition de maladies.
« La Maladie Rénale Proliférative (MRP ou PKD) est une maladie qui se déclenche dans les cours d’eau lorsque ceux-ci contiennent un parasite vivant dans un micro-organisme nommé « bryozoaire » et qu’ils dépassent une température de l’eau de 15°C pendant au moins 15 jours », explique Damien. « Ce bryozoaire va libérer des spores dans lesquelles se trouve le parasite, qui vont ensuite pénétrer les muqueuses et les branchies des poissons où la maladie va pouvoir se déclencher. Elle se traduit par un gonflement des intestins, du rein et du foie, et peut provoquer une mortalité de près de 90% chez les poissons juvéniles, dont le système immunitaire est encore trop faible pour qu’ils puissent se défendre. »
Un observatoire thermique des cours d’eau bien implanté en Savoie, qui continue de se développer
La Fédération réalise un suivi thermique des cours d’eau de Savoie. 35 cours d’eau sont à ce jour équipés de sondes thermiques. Ils permettent toutefois de connaître la température de bien d’avantage de cours d’eau : en effet, les résultats de ces sondes peuvent être extrapolés à d’autres cours d’eau dont on sait qu’ils disposent des mêmes caractéristiques que les rivières observées.
« Le suivi thermique permet de voir le nombre de jours situés dans le preferendum de la truite, le nombre de jours ou la température a été inférieure ou supérieure à celui-ci, etc. », précise Damien. « Ces résultats vont permettre d’expliquer la présence ou non de poissons à un endroit, le développement de certaines maladies, etc. Le suivi thermique est aussi très utile en termes de gestion. Dans le cadre de réalisation de travaux, il va permettre de donner des dates plus fines sur l’incubation des œufs, et ainsi le moment où les engins peuvent ou ne peuvent pas entrer dans l’eau. Il serait intéressant de connaître les incidences des rejets d’eau de fonte glacière des ouvrages (ex : la Girotte dans le Beaufortain), car ceux-ci refroidissent les cours d’eau. C’est le projet de la Fédération dans les années à venir. »
Des changements thermiques qui risquent de modifier la répartition des poissons sur le long terme
La température influence la répartition des espèces dans les cours d’eau : les poissons se répartissent dans les cours d’eau qui correspondent le mieux à leur preferendum. Certains poissons ont un preferendum très large et supportent assez bien les températures basses comme hautes, et d’autres préfèrent les températures plutôt fraiches, ou plutôt tempérées.
« Sur le long terme, on risque de trouver de moins en moins de truites en plaine. L’aire de répartition des espèces sténothermes risque de diminuer au profit des autres espèces. Pour l’ombre, le problème est le même que pour les truites, même si on lui reconnait une sensibilité moins forte.»
Un observatoire thermique sur les lacs d’altitude
En plus d’une surveillance de la température des cours d’eau, la Fédération s’intéresse aussi aux variations thermiques sur les lacs d’altitude du département.
« L’observatoire des lacs est le pendant de l’observatoire des cours d’eau sur les lacs d’altitude », explique Bertrand Lohéac, ingénieur à la Fédération. « Les enjeux sont sensiblement les mêmes que ceux de l’observatoire des cours d’eau : comprendre le potentiel biologique et piscicole du lac, pour ensuite en adapter la gestion. »
« Mieux connaître pour mieux gérer »
« Les milieux aquatiques d’altitude représentent des écosystèmes isolés, à la fois fragiles et remarquables, où les conditions de vie poussées à l’extrême ont imposé un degré élevé de spécialisation aux biocénoses (communautés vivantes) qu’ils abritent. » continue Bertrand. « Ces écosystèmes sont donc particulièrement sensibles aux changements environnementaux qui sont ici plus facilement perceptibles du fait de la plus grande simplicité des milieux. »
La prise en glace qui caractérise ces lacs l’hiver est une période qui peut être plus ou moins longue et fait partie des éléments clés du fonctionnement du milieu. Une évolution dans la durée de cette période ne sera pas sans effets sur l’ensemble du système lacustre. Par ailleurs, les lacs qui sont associés à des systèmes glacières voient aussi leur thermie changer, en lien avec le recul des glaciers. « Les eaux de fonte extrêmement froides et chargées en farines glacières (fines particules de roches produites lors du meulage du socle rocheux par les glaciers) alimentent de façon accrue ces écosystèmes et en modifient profondément le métabolisme et la productivité (température, transparence de l’eau, baisse de productivité primaire,…). Sans compter le rôle de la pluviométrie, dont nous avons vu qu’elle avait un effet significatif sur le régime thermique estival de ces lacs et dont les évolutions pourraient également être source de changements dans leur fonctionnement. L’observatoire des lacs va permettre de suivre sur le long terme les changements globaux à l’œuvre et de mettre en place une gestion piscicole permettant d’y répondre. »
De 2010 à 2014, ce sont 19 lacs d’altitude qui ont été équipés de deux sondes chacun : une sonde 2 m sous la surface, et une autre 2 m au-dessus du fond. « En fonction de leur exposition et de leur forme, ces lacs sont l'objet de brassages de leur volume d'eau », explique Bertrand. « Sous l’effet combiné du réchauffement printanier, de la débâcle et de l’intensité lumineuse, les couches d’eau se réchauffent et leur température devient homogène. Celles-ci deviennent instables. L’ensemble du volume d’eau est alors sujet au brassage. A l’automne, les eaux se refroidissent et s'enfoncent. La masse d’eau est alors à nouveau mise en mouvement. En hiver, les eaux superficielles se refroidissent et gèlent tandis que celles de fond se stabilisent. Le brassage, c’est justement cette inversion, ce mélange des couches d’eau et ainsi de la température qui caractérise le régime du lac dont on a évoqué l’importance sur le vivant. Les relevés simultanés des 2 sondes vont donc nous permettre de voir dans quelle mesure et à quelle vitesse les lacs se brassent et ainsi de mieux comprendre leur fonctionnement. »
Les sondes sont relevées chaque année en automne, dans des conditions souvent extrêmes. « Nous les relevons à cette période, car cela nous permet de voir la totalité du cycle thermique annuel du lac, notamment toute la phase estivale. Au besoin, nous réalisons également des prélèvements complémentaires physico-chimiques et biologiques. C’est par exemple à l’automne que le développement du phytoplancton est à son maximum : c’est donc le meilleur moment pour réaliser des prélèvements riches en information. A cette saison, nous avons une vision synthétique de ce que le lac peut nous apprendre sur l’année écoulée»
L’observatoire thermique des lacs d’altitude entre aussi dans le programme du réseau « Lacs Sentinelles », coordonné par ASTERS, Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie, qui cible 5 lacs en Savoie pour comprendre les changements environnementaux en cours sur l’Arc Alpin.
Du fait de la récence de l’observatoire, plusieurs années vont encore être nécessaires avant que l’exploitation des données ainsi récoltées puisse nous révéler les véritables tendances évolutives dans la thermie de ces lacs. D’ores et déjà, le travail réalisé par la Fédération a permis d’en caractériser et d’en qualifier les régimes thermiques et les potentiels biologiques et piscicoles.